




Famille juive devant la porte de sa
maison du mellah d'Illigh, Anti-Atlas, 1953

Jeune femme juive en tenu
traditionnelle, Tineghir, vallée du Todra, 1958
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A
LA DECOUVERTE DES JUIFS BERBERES
MAROCAINS
(suite et fin)
Relations judéo-berbères : un cas particulier ?
Cette référence
aux Juifs berbères est, cependant, encore très inhabituelle et de
fait, elle n’a pas donné lieu à des hypothèses hasardeuses sur les
origines berbères des Juifs. D’après la plupart des visiteurs
européens du XIXe siècle, les communautés juives elles-mêmes se
revendiquent fermement comme descendant des Juifs de l’Ancien
Israël. Les seules distinctions qu’on y trouve sont celles relatives
aux clivages entre Juifs espagnols et Juifs autochtones, un clivage
que les Juifs du Maroc eux-mêmes mentionnent par les termes "
d’expulsés " et de " résidents " (megorashim et toshavim).
A
la fin du XIXe et au XXe siècles, les voyageurs et ethnographes "
découvrent " un grand nombre de communautés dispersées et donnent de
ces Juifs vivant parmi les Berbères une image totalement différente
de celle des communautés juives des régions urbaines. Sous le
protectorat français, l’image des Juifs berbères va être
définitivement établie conformément aux études qui leur seront
consacrées par l’ethnographie coloniale, ainsi que par les hommes de
l’Alliance israélite universelle. Enfin, la société israélienne va y
ajouter sa touche, reflétant l’apport sioniste et le développement
de stéréotypes à l’égard des Juifs marocains, dont la plupart ont
immigré en Israël entre 1950 et 1960.
Mon
propos concerne la façon dont a été formulée la perception des
relations judéo-berbères aux XIXe et XXe siècles en me référant tout
particulièrement à la documentation sur les Juifs d’Iligh, une
communauté qui vivait avec les Berbères dans une région de langue
tashelhit, du Sous [4].
L’affirmation
selon laquelle les relations judéo-berbères étaient complètement
différentes des relations arabo-juives est liée de très près à cette
vision d’une dichotomie entre makhzen et siba. On cite en exemple la
protection efficace des commerçants juifs par les chefs tribaux, ou
les patrons berbères, au point de les rendre intouchables. " Tout
juif de bilad al-siba appartient corps et biens à son seigneur, son
sid ", écrit Charles de Foucauld, dont les relations avec les
communautés juives du Maroc font partie du corpus historique sur le
judaïsme marocain [18]. Bien que le Juif soit protégé, Foucauld le
décrit comme un être servile, exploité sans merci par son maître.
Comme les régions berbères appartiennent au bilad al-siba, les Juifs
se doivent d’obtenir la protection de chefs locaux et indépendants
du Sultan. Slouschz considère la situation des Juifs du bilad
al-siba à la manière de Foucauld : " à Tililit commence, pour les
Juifs, le pays du servage, on pourrait même dire de l’esclavage.
Tout ce que les Juifs possèdent appartient au Qaid, qui a droit de
vie et de mort sur ses sujets. Il peut les tuer en toute impunité,
il peut les vendre si tel est son désir... En échange de la perte de
tous ses droits, le juif jouit de la sécurité, que le maître lui
assure au risque de sa propre vie... Un Juif qui veut se marier doit
acheter sa future femme au sid auquel appartient le père de la fille
et qui est l’unique maître de son destin [19] ".
Les
études sur le Maroc des premières années du Protectorat français
soulignent les différences existant entre les régions contrôlées par
le Makhzen et les régions non soumises au contrôle du gouvernement
central : bilad al makhzen / bilad al-siba. Considérée comme une
division entre Arabes et Berbères, cette perception prédominante de
la société marocaine développée par les ethnographes coloniaux et
perpétuée – largement – par l’ethnographie post-coloniale, a été
sérieusement remise en question [17]. Peu d’attention a été accordée
à la façon dont ce dualisme simpliste entre makhzen et al-siba a
influencé les débats sur le judaïsme marocain
Parmi
les travaux et domaines d’études concernant le passé des Juifs
marocains, l’histoire des Juifs dans les régions à dominance berbère
occupe une très faible place. Cela provient en partie de la nature
fragmentaire des sources historiques provenant des zones rurales du
pays .
Comparée
à la documentation sur les Juifs parlant arabe, vivant dans les
régions urbaines du Maroc et qui ont produit un nombre considérable
d’écrits, les données historiques sur la vie des Juifs berbères ou
vivant parmi les Berbères, avant la période coloniale, sont très
éparses, presque toujours de seconde main, et sont souvent basées
sur des mythes d’origines et des légendes. Les voyageurs étrangers
en visite au Maroc dans la période pré-coloniale, qui ont établi,
quoique de façon inexacte, les listes des tribus et des " races " du
pays ont rarement fait la distinction entre Juifs berbérophones et
Juifs arabophones [2]. Les Juifs ont été considérés comme une
catégorie à part, aux côtés des Maures ou Andalous, des Arabes, des
Berbères et shleuh. Peu d’Européens ont voyagé à l’intérieur du
Maroc avant le XXe siècle, et ceux qui le firent, comme John
Davidson (qui fut tué) en rapportèrent des informations peu fiables.
James Richardson, un militant anti-esclavagiste britannique, qui a
visité le Maroc en 1840, a poussé plus loin les observations de
Davidson ; il a été le premier à désigner les Juifs de l’Atlas comme
des " juifs shelouh ", parlant berbère et dont les coutumes et
caractéristiques étaient les mêmes que celles de leurs voisins
non-juifs [3].
En
un lieu indéfini au sud de l’Atlas que Davidson n’a pas pu atteindre
durant son voyage, on rapporte que 3 000 à 4 000 Juifs " vivent en
toute liberté, et pratiquent tous les métiers ; ils possèdent des
mines et des carrières qu’ils exploitent, ont de grands jardins et
d’immenses vignobles, et cultivent plus de maïs qu’ils ne peuvent en
consommer ; ils disposent de leur propre forme de gouvernement, et
possèdent leurs terres depuis l’époque de Salomon [22] ". Faisant
sien le point de vue de Davidson, Richardson y ajoute que les
pratiques religieuses de ces Juifs, datent de l’époque pré-exilique,
et de ce fait " ils redisposent les parties du Pentateuque et de la
Torah dans le même ordre que celui de l’ensemble des Juifs ". Vivant
isolés, ils considèrent leurs frères des autres parties du Maroc
comme des hérétiques [23]. Les Juifs de l’Atlas jouissent d’une "
quasi indépendance vis-à-vis de l’autorité impériale ", comme leurs
voisins berbères. De plus, ces Juifs " possèdent toutes les
caractéristiques des montagnards... ils portent le même costume
qu’eux, et on ne peut pas les distinguer [de leurs voisins musulmans
[24]]"
Le colonialisme et la question judéo-berbère
La
politique coloniale française à l’égard des Berbères, telle qu’elle
a été développée sous Lyautey avant d’atteindre son point culminant
en 1930, avec la publication du Dahir berbère visant à séparer les
Berbères des Arabes, reposait sur plusieurs stéréotypes. En premier
lieu, celui de la résistance des Berbères indigènes du Maroc aux
Arabes puis à toute forme d’autorité centrale, préservant
jalousement leur liberté, leur individualisme et leurs institutions
démocratiques. Deuxièmement, les Berbères n’auraient adopté que
superficiellement l’Islam, conservant intactes ou presque leurs
coutumes, leurs croyances et leurs superstitions pré-islamiques. Par
conséquent, ils auraient résisté à l’application de la Sharia,
maintenant farouchement leurs lois coutumières. Faute de respecter
l’autorité suprême du Amir al-Mu’minin, les Berbères auraient "
produit " leurs propres chefs marabouts. Le culte des saints,
répandu chez les Berbères, serait le vestige d’une pratique
pré-islamique. Fortement influencées par ces idées, les autorités
françaises ont cru que les anciennes zones siba pourraient être
assimilées à la culture française afin d’empêcher les progrès de
l’arabisation [36].
Ces
stéréotypes sur les Berbères furent d’une certaine façon reproduits
à l’égard des Juifs vivant parmi les Berbères dont l’histoire, selon
Slouschz, ne serait " que la quintessence de l’histoire des Berbères
". D’après lui, c’est " dans le blad es-siba, dans les qsour
algériens et tripolitains, demeurés jusqu’ici inaccessible à
l’infiltration européenne, qu’on peut retrouver le Judéo-Berbère
dans un état à peu près semblable à celui des maghrabia tels que
nous les représentent les littératures juives et arabe du Moyen Age
". A l’exemple de la population berbère musulmane qui est
superficiellement islamisée, ces Juifs berbères primitifs " du
judaïsme ne connaissent presque rien ". Là où il y a des saints
judéo-berbères pré-islamiques, on trouve ces populations anciennes
[37]. Slouschz se fait l’écho du discours colonial sur les Berbères,
quand il écrit que les Juifs de l’Atlas font montre " d’une bonne
dose de liberté [38] ". La dichotomie excessive entre makhzen et
siba, élaborée pendant la période coloniale, est reproduite par
Slouschz les Juifs du bilad al-makhzen reçoivent la protection
royale de la dhimma, alors que ceux du bilad al-siba reçoivent celle
de Sayyid individuels. Ces stéréotypes attachés aux Juifs vivant
parmi les Berbères ont perduré pendant toute la période coloniale,
pour devenir partie intégrante des idées reçues sur le Maroc
traditionnel que l’on rencontre reproduites dans de nombreux
ouvrages.
Toutefois
il ne s’agissait pas seulement de représentations de l’Autre telles
qu’elles avaient cours chez les Européens. Les Juifs marocains
eux-mêmes ont fini par intérioriser ces stéréotypes, en particulier
ceux d’entre eux ayant reçu une éducation française. Les Juifs du
Haut-Atlas, du Sous et du Sahara – régions que les Français ont mis
du temps à contrôler – étaient considérés par les Juifs marocains
des villes comme des marginaux. Le mythe des Juifs berbères
répercuté par les maîtres de l’Alliance et par les chercheurs
français était devenu la réalité pour les Juifs marocains eux-mêmes.
Dans l’étude la plus détaillée sur les conditions de vie des Juifs
du Sud marocain, publiée peu après l’indépendance et basée
essentiellement sur les informations fournies par les directeurs des
écoles de l’Alliance, Pierre Flamand explique comment la " mentalité
" des Juifs autochtones originaires des régions berbères a été
façonnée par le milieu berbère. D’après lui, les Juifs appelés
Shleuh sont faciles à identifier du fait de leurs noms, de leurs
traits physiques et leur mode de comportement qui leur sont très
typiques : leurs coreligionnaires d’autres extractions reconnaissent
les Juifs dits shleuh à leurs patronymes : Abergel, Abouzaglo, Amoch,
Assouline, Chriqui, Harrus, Oiknine, etc., et à quelques traits
physiologiques et caractériels sommaires : larges épaules, fortes
poitrines, yeux vifs dans des visages à traits fermes et droits,
esprit d’entreprise, acceptation de rudes besognes [39].
L’épithète
utilisé par les Juifs marocains pour désigner leurs coreligionnaires
moins évolués, " fils de shleuh " avait une connotation péjorative.
Répercutée chez Flamand cette image stéréotypique des Juifs ruraux
s’est transportée en Israël par les immigrants juifs du Maroc et le
terme shleuh est devenu synonyme de simplet en argot israélien.
ligh était considérée comme éloignée du monde civilisé
tant par les Juifs urbains que par l’Alliance. Sa communauté
qui s’installa en Israël, entre la fin des années 1950 et le
début des années 1960, n’était pas aussi éloignée du
monde juif, comme les hommes de l’Alliance se l’imaginaient.
Mais avant leur départ, les Juifs d’lligh ont enterré dans
la vieille synagogue de leur localité une Geniza que j’ai
fouillée en 1981. Malheureusement, presque tout son contenu était
en décomposition à cause de l’humidité du sol. Il en
restait quelques fragments datant de la période précédant le
départ des Juifs. Des textes religieux, des livres de prières
ainsi que des fragments de lettres et de livres de comptes en
judéo-arabe. Certains fragments révélaient que quelques
livres de prières en usage à lligh avaient été publiés en
Pologne. Contrairement à l’idée prévalant en Israël, selon
laquelle les Juifs de cette contrée étaient totalement
ignorants du sionisme politique, la Geniza d’lligh nous a
apporté la preuve de la diffusion de textes hébreux modernes
et de pamphlets sionistes.
La
recherche sur les Juifs vivant parmi les Berbères reste encore
à faire et nous sommes conscients des lacunes qui restent à
combler. Ce que j’ai essayé de montrer dans cette étude est
que notre savoir sur les Juifs ruraux du Maroc reste largement
tributaire des stéréotypes sur le Juif berbère, stéréotypes
acceptés aussi bien par le colonisateur et que par les colonisés
– reflétant les divisions internes existant au sein des
communautés juives du Maroc sous le protectorat. Ces divisions
ont été entretenues en Israël du fait de la pérennité des
mythes concernant les Juifs berbères.
(de
Daniel Schroeter)
Page précédente
Tiré
intégralement de: http://www.darnna.com/Juifberberes.htm
et
http://www.mondeberbere.com/juifs/schroeter.htm
(voir notes et références sur le même site ci-dessus)
Conception et réalisation: OMARI Ahmed auteur de
http://ahmed.omari.ifrance.com
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